Les commentaires

Julien Dufresne-Lamy a vingt-deux ans lorsque son crâne commence à se dégarnir. L’alopécie androgénétique ou calvitie. L’absence de cheveux concerne un homme sur quatre. C’est à travers Antichute, publié aux éditions Flammarion que Julien Dufresne-Lamy raconte son parcours. Après une interview postée par un média sur les réseaux sociaux, il reçoit une quantité abondante de messages insultants, dénigrants, méchants. La vidéo sera supprimée. Comment la masculinité doit-elle se retrouver sur la toile ? Une page blanche proposée à l’auteur pour le Média de la Foire du Livre de Bruxelles

J’ai eu de la chance d’écrire beaucoup de livres. A vingt-deux ans, le premier roman et dix ans plus tard, treize de plus, sans parler de ceux rédigés dans l’ombre, au profit de personnalités. J’ai mis des années à savoir écrire le vrai, à m’engager, à comprendre que la littérature est un porte-voix, une façon de sortir de terre des histoires ignorées du monde, d’offrir un corps, un visage, des regards à tous ceux et celles qui existent si peu dans nos livres et que le monde s’acharne à piétiner.

Ainsi j’ai écrit sur la transidentité. J’ai écrit aussi sur la dépression, comme une ombre qui ne partira jamais. J’ai écrit sur le SIDA, sur le combat. J’ai écrit sur le milieu des drags, des vogueurs, des prostituées, sur des personnages racisés, jamais vaincus, parfois terrassés, qui ont plus d’audace et de joie à être que le monde entier.

J’ai écrit sur ces sujets parce qu’ils disent la vie, l’altérité, l’élan, et comme toute voie qui s’érige parmi les sentiers battus, je savais que ces livres entraîneraient parfois l’hostilité ou l’intolérance, toute cette matière épaisse qui nourrit la mauvaise herbe des commentaires. Il y en a eu, c’est vrai, mais c’est en écrivant sur la calvitie, précisément ce qu’elle dit de la chute, de l’altération, de notre obsession au jeunisme et au paraître, dans un texte intime qui n’a rien de l’envergure d’un roman sociétal qui parle de minorités, que je témoigne à présent d’un déferlement de messages. Une vase de commentaires à la suite d’articles, d’interviews et de vidéos. Névrosé, nul, sale fragile, narcissique, va voir un psy, t’es pas normal. Des milliers de commentaires qui m’étonnent et ne m’étonnent pas. Parce qu’on ne touche pas à l’homme. Parce que dans nos sociétés masculinistes, on touche gaiement à tous ceux et celles qui refusent de s’y soustraire mais on ne touche pas au viril. On ne raconte pas les vulnérabilités de l’homme, son rapport au corps, sa fragilité. On préfère hater un témoignage sur les cheveux, plutôt que de comprendre à quel point les cheveux sont nos identités, nos parcours, nos intimités, et aussi nos propres rejets.

Observez les cheveux de celui qui vous parle, vous encense ou vous rabaisse, vous verrez. Les cheveux disent toujours vrai.

J’ai écrit Antichute, récit sur la masculinité, le rapport à soi, tout comme l’apprentissage, la place occupée dans une famille et le rapport amoureux, dans un souci de parler de ce mal-être qui existe depuis toujours chez de milliers jeunes hommes touchés par l’alopécie. Ces hommes, je ne les invente pas, ils sont au cœur d’études sociologiques sur l’image, l’état mental, l’estime de soi élimée, des paroles qui n’activent aucun système oppressif, mais qui disent simplement la difficulté à vieillir, à s’apprendre, sans faire d’eux des victimes.

Parce que la perte, quelle qu’elle soit, est toujours une affaire de risée, jamais un empowerment, alors on préfère se dire que c’est superficiel ou sans intérêt, on préfère ne pas lire mais toujours médire, commenter en phénomène de meute, petits procureurs du dimanche cachés derrière leurs écran s’excitant les sens et les pouces, pour finir en petits insectes aveuglés par la lumière, ne brassant rien d’autre qu’une haine d’eux-mêmes.

Dans mon prochain roman qui sort à la rentrée littéraire, je raconte une autre histoire vraie. Une histoire de femmes et de proxénétisme. Dans ce texte, je parle brièvement de ces préjugés qui pullulent, ces déchaînements gratuits, ces procès d’intention quand l’auteur a le malheur d’incarner à l’écrit celui qu’il n’est pas. Dire ce qu’il ne faudrait pas dire. Ne pas être légitime à dire. Mais il n’y a en littérature aucune justification à tenir. L’auteur peut tout. Il le doit. Contre le dogmatisme, la coercition ou la bêtise, c’est sa seule obligation. Parce qu’un beau jour, Twitter et le reste seront de l’histoire ancienne, la littérature jamais.

Julien Dufresne-Lamy

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